ATTRAPEZ-MOI CE LAPIN

Les vacances durèrent plus de deux semaines. Cela, Mike Donovan dut l’admettre. Elles s’étaient mêmes prolongées pendant six mois. Il l’admit également. Mais cela, il l’expliquait avec fureur, était dû à des circonstances fortuites. L’U.S. Robots devait éliminer les pannes du robot multiple, et celles-ci étaient nombreuses. Il en restait toujours une bonne demi-douzaine lorsque venait le moment d’effectuer les essais sur le terrain. Ils attendirent donc en se donnant du bon temps, jusqu’au moment où les gars du bureau de dessin et les champions de la règle à calcul eurent donné leur visa de sortie. Et à présent, il se trouvait en compagnie de Powell sur l’astéroïde et rien n’allait plus :

– Pour l’amour du ciel, Greg, soyez donc un peu réaliste, répétait-il pour la douzième fois au moins avec un visage qui prenait petit à petit la couleur d’une betterave. A quoi bon vous tenir à la lettre des spécifications pour voir les tests tourner en eau de boudin ? Il est grand temps que vous mettiez toutes ces paperasses officielles dans votre poche, avec votre mouchoir par-dessus, et que vous vous mettiez sérieusement au travail.

– Je disais simplement, dit patiemment Gregory Powell, comme s’il faisait un cours d’électronique à un enfant idiot, que selon les spécifications, ces robots sont conçus pour travailler dans les mines sur les astéroïdes, sans aucune surveillance. Par conséquent, nous ne devons pas les surveiller.

– Parfait. Dans ce cas, faisons appel à la logique ! (Il leva ses doigts velus et énuméra :) Premièrement : ce nouveau robot a passé tous les tests en laboratoire. Deuxièmement : l’U.S. Robots a garanti qu’il franchirait victorieusement les tests pratiques sur astéroïde. Troisièmement : les robots sont incapables de passer lesdits tests. Quatrièmement : s’ils ne les passent pas, l’U.S. Robots perdra dix millions en espèces et cent millions en réputation. Cinquièmement : s’ils ne les passent pas et que nous sommes incapables d’expliquer pourquoi, il est fort probable que nous devrons dire adieu à une situation fort avantageuse.

Powell poussa un profond gémissement derrière un sourire manifestement dénué de sincérité. La devise tacite de l’U.S. Robots était bien connue : « Nul employé ne commet deux fois la même faute. Il est congédié dès la première. »

– Euclide lui-même ne serait pas plus lucide que vous, dit-il à voix haute, sauf en ce qui concerne les faits. Vous avez observé ce groupe de robots durant trois périodes de travail, tête de pioche que vous êtes, et ils ont accompli parfaitement leur tâche. Vous l’avez dit vous-même. Que pouvons-nous faire d’autre ?

– Découvrir ce qui cloche, voilà ce que nous pouvons faire. Donc, ils travaillaient parfaitement lorsque je les surveillais. Mais en trois occasions différentes, où je n’étais pas là pour les observer, ils n’ont pas extrait le moindre minerai. Ils ne sont même pas rentrés à l’heure prévue. J’ai dû aller les chercher.

– Et avez-vous découvert quelque chose d’anormal ?

– Absolument rien. Tout était parfait. Un seul petit détail insignifiant… pas la moindre trace de minerai.

Powell tourna vers le plafond ses sourcils froncés en tiraillant sa moustache brune.

– Je vais vous dire une chose, Mike. Nous avons connu pas mal de tâches ardues dans notre vie mais celle-ci dépasse toute mesure. Cette affaire est d’une complication qui défie l’entendement. Prenez ce robot DV-5 qui a six robots sous ses ordres. Et pas seulement sous ses ordres… ils font partie de lui-même.

– Je sais cela…

– Silence ! s’écria furieusement Powell. Je n’ignore pas que vous le savez, je veux simplement faire le point. Ces robots subsidiaires font partie du DV-5 comme les doigts font partie de la main et celui-ci leur donne des ordres, non pas par la voix ni par la radio, mais directement par le truchement d’un champ positronique. Or, il n’existe pas un roboticien à l’U.S. Robots qui sache en quoi consiste un champ positronique, ni comment il fonctionne. Je n’en sais pas davantage, ni vous non plus.

– Cela du moins, je le sais, admit philosophiquement Donovan.

– Maintenant considérez notre situation. Si tout marche bien… c’est parfait. Par contre, si quelque chose vient à clocher… nous sommes dans les choux et nous ne pouvons probablement rien faire, ni personne d’autre. Mais c’est nous qui sommes chargés du travail et c’est à nous de nous débrouiller. (Il fulmina silencieusement pendant un moment, puis :) L’avez-vous fait sortir ?

– Oui.

– Tout est normal à présent ?

– Mon Dieu, il ne traverse pas une crise mystique, il ne tourne pas en rond en débitant du Gilbert et Sullivan, par conséquent, je suppose qu’il est normal.

Donovan franchit la porte en secouant la tête avec rage.

 

Powell saisit le Manuel de robotique qui pesait sur un côté de sa table au point de la faire presque basculer et l’ouvrit avec respect. Il avait une fois sauté par la fenêtre d’une maison en feu, vêtu de son unique short et du Manuel. Pour un peu il aurait oublié le short.

Le Manuel était placé devant lui lorsque entra le robot DV-5, suivi par Donovan, qui referma la porte d’un coup de pied.

– Salut, Dave, dit Powell sombrement. Comment te sens-tu ?

– Très bien, répondit le robot. Vous permettez que je m’assoie ?

Il attira à lui la chaise spécialement renforcée qui lui était réservée, et y plia sa carcasse en douceur.

Powell considérait Dave – l’homme de la rue peut appeler les robots par leurs numéros de série, les roboticiens, jamais – avec approbation. Il n’était pas massif avec excès bien qu’il constituât le cerveau directeur d’une équipe intégrée de sept robots. Simplement deux mètres de haut et une demi-tonne de métal et de matériaux divers. C’est beaucoup ? Non, lorsque cette demi-tonne se compose d’une masse de condensateurs, de circuits, de relais, de cellules à vide qui peuvent pratiquement reproduire toutes les réactions psychologiques connues de l’homme. Et un cerveau positronique – dix livres de matière et quelques milliards de milliards de positrons – qui dirige le tout.

Powell fouilla dans sa poche pour y découvrir une cigarette égarée.

– Dave, dit-il, tu es un bon garçon. Il n’y a rien en toi de volage ni d’affecté. Tu es un robot de mine stable comme un roc, sauf que tu es équipé pour diriger six subsidiaires en coordination directe. Pour autant que je sache, cette particularité n’a pas introduit le moindre élément d’instabilité dans ta configuration cérébrale.

Le robot inclina la tête.

– Cela me donne une impression de bien-être, mais à quoi voulez-vous en venir, patron ?

Il était muni d’un excellent diaphragme et la présence d’harmoniques dans l’émetteur sonore lui enlevait beaucoup de cette platitude métallique qui caractérise en général la voix des robots.

– Je vais te le dire. Avec tout ce qui plaide en ta faveur, qu’est-ce qui cloche dans ton travail ? Dans l’équipe B d’aujourd’hui, par exemple ?

Dave hésita :

– Rien, je crois.

– Tu n’as pas extrait le moindre minerai.

– Je sais.

– Dans ce cas…

Dave éprouvait des difficultés.

– Je n’arrive pas à l’expliquer, patron. J’ai bien cru que j’allais avoir une crise de nerfs. Mes subsidiaires travaillaient normalement. Je le sais. (Il réfléchit, ses yeux photo-électriques luisant intensément. Puis :) Je ne me souviens pas. La journée se termina et il y avait Mike et il y avait les chariots à minerai, vides pour la plupart.

– Tu n’as pas fait de rapport de fin de travail ces derniers jours, Dave, tu le sais ?

– Je sais. Mais quant à dire…

Il secoua la tête lentement et pesamment.

Powell avait la nette impression que, si le visage du robot avait été capable d’exprimer des sentiments, il lui aurait donné l’image de la douleur et de l’humiliation. Un robot, de par sa nature même, ne peut supporter d’être incapable d’accomplir sa fonction.

Donovan attira sa chaise près de la table de Powell et se pencha.

– S’agirait-il d’amnésie, à votre avis ?

– Je n’en sais rien. Mais cela ne nous avancerait guère d’étiqueter ce cas d’un nom de maladie. Les désordres qui affectent l’organisme humain ne sont que des analogies romantiques si on les applique aux robots. Ils ne sont d’aucun secours lorsqu’il s’agit de pallier les déficiences de nos mécaniques. (Il se gratta le cou.) Il me coûterait énormément de lui faire subir les tests cérébraux élémentaires. Cela ne contribuerait guère à renforcer en lui le sentiment de sa dignité personnelle.

Il considéra Dave pensivement, puis les Instructions pour les tests sur le terrain, données par le Manuel.

– Et si tu te soumettais à un test, Dave ? Ce serait peut-être le plus sage.

Le robot se leva.

– Si vous le dites, patron.

Il y avait de la douleur dans sa voix.

 

L’épreuve débuta de façon simple. Le robot DV-5 multiplia des nombres à cinq chiffres. Il récita la liste des nombres premiers entre mille et dix mille. Il procéda à l’extraction de racines cubiques et intégra des fonctions de complexités variées. Il subit des épreuves de mécanique par ordre de difficulté croissante. Et finalement soumit son esprit mécanique précis aux plus hautes fonctions du monde robotique : la solution de problèmes de jugement et d’éthique.

Au bout de deux heures, Powell était littéralement en nage. Donovan s’était rongé les ongles furieusement sans en tirer une nourriture bien substantielle.

– Qu’est-ce que ça dit, patron ? demanda le robot.

– Il me faut le temps de la réflexion, Dave, dit Powell. Les jugements hâtifs sont dangereux. Je te propose de retourner à l’équipe C. Prends ton temps. Ne pousse pas trop au rendement ; d’ici un moment… nous remettrons les choses au point.

Le robot sortit. Donovan jeta un regard à Powell.

– Eh bien…

La moustache de Powell semblait sur le point de se hérisser.

– Il n’y a rien d’anormal dans le fonctionnement de son cerveau positronique.

– Je m’en voudrais de posséder une telle certitude.

– Oh, par Jupiter, Mike ! Le cerveau est la partie la plus sûre d’un robot. Il est vérifié à cinq reprises, sur Terre. S’ils passent victorieusement les tests sur le terrain comme c’est le cas pour Dave, il ne reste pas la moindre chance d’un défaut de fonctionnement cérébral.

– Alors, où en sommes-nous ?

– Ne me bousculez pas. Laissez-moi tirer ceci au clair. Il reste encore la possibilité d’une panne mécanique dans le corps, qu’il nous faudrait découvrir parmi quelque quinze cents condensateurs, vingt mille circuits électriques individuels, cinq cents cellules à vide, un millier de relais, et je ne sais combien de milliers de pièces diverses, plus complexes les unes que les autres. Sans parler des mystérieux champs positroniques dont personne ne sait rien.

– Ecoutez, Greg… (Donovan avait pris un ton pressant :) J’ai une idée. Ce robot ment peut-être. Jamais il…

– Les robots ne peuvent mentir consciemment. Si nous disposions du testeur McCormak-Wesley, nous pourrions vérifier tous les organes internes de son corps en vingt-quatre ou quarante-huit heures, mais les seuls testeurs M. W. sont au nombre de deux et se trouvent sur Terre ; ils pèsent dix tonnes et sont scellés sur des fondations de ciment. On ne peut donc les déplacer. N’est-ce pas savoureux ?

Donovan martela la table de ses poings.

– Voyons, Greg, il ne déraille qu’en notre absence. Il y a quelque chose de… sinistre… dans… cette… coïncidence.

Il ponctua sa phrase par de nouveaux coups de poing sur la table.

– Vous me donnez la nausée, lui dit lentement Powell, vous avez lu trop de romans d’aventures.

– Ce que je voudrais savoir, hurla Donovan, c’est ce que nous allons faire pour y remédier !

– Je vais vous le dire. Je vais installer un écran de télévision au-dessus de ma table. Exactement sur ce mur !

Il pointa son index avec violence sur l’endroit intéressé.

– La caméra suivra les équipes en tous les points de la mine où s’effectueront les travaux, et j’ouvrirai l’œil et le bon, c’est moi qui vous le dis. C’est tout…

– C’est tout, Greg ?…

Powell se leva et posa ses poings sur la table.

– Mike, on m’en fait voir de vertes et de pas mûres.

Il parlait d’une voix lasse.

– Depuis une semaine vous ne cessez de me rebattre les oreilles de ce robot. Vous dites qu’il déraille. Savez-vous en quoi il déraille ? Non ! Savez-vous quelle forme prennent ses errements ? Non ! En connaissez-vous l’origine ? Non ! Savez-vous à quelle occasion il sort de son état normal ? Non ! Y connaissez-vous quelque chose ? Non ! Suis-je plus avancé que vous ? Non ! Alors, dites-moi, que voulez-vous que je fasse ?

Donovan fit un large geste du bras, dans une sorte d’envolée grandiose.

– Cette fois, vous m’avez cloué !

– Je vous le répète. Avant de chercher un remède, il faut trouver le mal. La première condition pour préparer un civet de lapin est d’abord d’attraper le lapin. Eh bien, notre lapin, il faut qu’on l’attrape ! Maintenant, fichez-moi le camp.

 

Donovan considéra avec des yeux las les lignes préliminaires de son rapport de chantier. Avant tout, il était fatigué et en second lieu que pouvait-il raconter dans son rapport tant que les choses ne seraient pas tirées au clair ? Il se sentait l’âme pleine de ressentiment.

– Greg, dit-il, nous avons près d’un millier de tonnes de retard sur le programme.

– Première nouvelle, répondit Powell sans lever les yeux.

– Ce que je voudrais savoir, s’écria Donovan avec une fureur soudaine, c’est pourquoi on nous balance toujours de nouveaux modèles de robots. Je trouve que les robots qui étaient assez bons pour mon grand-oncle maternel sont assez bons pour moi. Je suis partisan de ce qui est éprouvé et viable. C’est l’épreuve du temps qui compte. les bons vieux robots « increvables » de l’ancien temps ne tombaient jamais en panne.

Powell lui lança un livre avec une précision sans défaut et l’autre bascula de sa chaise.

– Depuis cinq ans, dit Powell d’une voix égale, notre travail a consisté à éprouver les nouveaux robots sur le terrain, pour le compte de l’United States Robots. Parce que nous avons eu, vous et moi, l’insigne maladresse de faire preuve de quelque habileté dans cette tâche, nous avons hérité des plus abominables corvées. Cela… (du doigt, il perçait des trous dans l’air en direction de Donovan) c’est votre travail. Vous n’avez cessé de récriminer contre lui, si mes souvenirs sont exacts, depuis le moment où l’U.S. Robots a signé votre contrat d’engagement. Pourquoi ne donnez-vous pas votre démission ?

– Je vais vous le dire.

Donovan se remit d’aplomb et étreignit fermement sa rouge tignasse échevelée pour soutenir sa tête.

– C’est en vertu d’un certain principe. Après tout, dans mon rôle de testeur, j’ai contribué au développement des nouveaux robots. Il y a le principe de favoriser le progrès scientifique. Mais ne vous y trompez pas. Ce n’est pas ce principe-là qui me fait persévérer ; c’est l’argent. Greg !

Powell sursauta en entendant le cri de son compagnon, et ses yeux suivirent ceux de Donovan qui étaient fixés sur l’écran de TV avec une expression d’horreur.

– Par tous les diables de l’enfer, murmura-t-il.

Donovan se redressa, haletant, sur ses pieds.

– Regardez-les, Greg ! Ils sont devenus fous.

– Prenez une paire de combinaisons spatiales, dit Powell. Nous allons nous rendre compte sur place.

Il observait les gesticulations des robots sur l’écran. Ils constituaient des éclairs de bronze sur le sombre décor en dents de scie de l’astéroïde dépourvu d’air. Ils s’étaient rangés en formation de marche à présent, et à la pâle lueur émanant de leur propre corps, les parois grossièrement taillées de la mine se tachetaient d’ombres brumeuses aux formes erratiques. Ils marchaient au pas tous les sept, avec Dave à leur tête. Ils virevoltaient avec une macabre précision et un ensemble parfait, changeaient de formation avec l’étrange aisance de danseurs de ballet à Lunar Bowl.

Donovan était de retour avec les tenues.

– Ce sont des exercices militaires, Greg. J’ai l’impression qu’ils se révoltent contre nous.

– Ce sont peut-être des exercices de gymnastique, répondit l’autre froidement, à moins que Dave ne se croie devenu un maître de ballet. Réfléchissez d’abord, et dispensez-vous de parler ensuite.

Donovan se renfrogna et glissa un détonateur dans son étui de ceinture, d’un geste ostentatoire.

– Et voilà où nous en sommes. Nous travaillons à la mise au point de nouveaux modèles de robots, c’est d’accord. C’est notre spécialité, soit ! Mais permettez-moi de vous poser une question. Pourquoi faut-il que, invariablement, ils se mettent à dérailler ?

– Parce que, dit Powell sombrement, nous sommes maudits. Et maintenant en route !

Dans le lointain, à travers les épaisses ténèbres veloutées des galeries qui s’étendaient au-delà des ronds lumineux formés par leurs torches, scintillait la lueur des robots.

– Les voilà, souffla Donovan.

– J’ai tenté de le joindre par radio, murmura Powell, mais il ne répond pas. Le circuit radio est probablement en panne.

– Dans ce cas, je suis heureux que les constructeurs n’aient pas créé des robots susceptibles de travailler dans une obscurité totale. Cela ne me dirait rien de chercher sept robots déments dans le noir complet, sans liaison radiophonique.

– Glissez-vous en rampant sur la corniche supérieure, Mike. Ils viennent de ce côté et je veux les observer à courte distance. Pouvez-vous y parvenir ?

Donovan accomplit le saut avec un grognement. L’attraction gravifique était considérablement inférieure à la pesanteur terrestre, mais avec la lourde tenue spatiale, l’avantage n’était pas tellement grand et pour atteindre la corniche il fallait sauter près de trois mètres. Powell le suivit.

La colonne de robots marchait sur les talons de Dave, en file indienne. Avec un rythme mécanique, ils adoptaient la marche sur deux rangs, pour se remettre en file indienne dans un ordre différent. Cette manœuvre fut répétée un grand nombre de fois sans que Dave tournât le moins du monde la tête.

Dave se trouvait à moins de six mètres des deux hommes lorsque la comédie prit fin. Les robots subsidiaires rompirent les rangs et disparurent dans le lointain – fort rapidement d’ailleurs. Dave les suivit du regard, puis s’assit lentement, il reposa sa tête sur sa main en un geste étrangement humain.

Sa voix retentit dans les écouteurs de Powell :

– Etes-vous là, patron ?

Powell fit signe à Donovan et se laissa tomber de la corniche.

– Eh bien, Dave, que se passait-il ici ?

Le robot secoua la tête.

– Je n’en sais rien. A un moment donné je m’occupais d’une taille particulièrement dure dans le Tunnel 17, et l’instant d’après je pris conscience de la proximité d’êtres humains. Je me suis retrouvé à huit cents mètres, dans la galerie principale.

– Où se trouvent les subsidiaires en ce moment ? demanda Donovan.

– Ils ont repris le travail normalement. Combien a-t-on perdu de temps ?

– Assez peu. N’y pense plus. (Puis s’adressant à Donovan, Powell ajouta :) Restez près de lui jusqu’à la fin du quart. Puis revenez me voir. Je viens d’avoir une ou deux idées.

 

Trois heures s’écoulèrent avant le retour de Donovan. Il paraissait fatigué.

– Comment les choses se sont-elles passées ? demanda Powell.

Donovan haussa les épaules avec lassitude.

– Il n’arrive jamais rien d’anormal lorsqu’on les surveille. Passez-moi une cigarette, voulez-vous ?

L’homme aux cheveux rouges l’alluma avec un luxe de soins et souffla un rond de fumée formé avec amour.

– J’ai réfléchi à notre problème, Greg. Dave possède un curieux arrière-plan psychologique pour un robot. Il exerce une autorité absolue sur les six subsidiaires qui dépendent de lui. Il possède sur eux le droit de vie et de mort et cela doit influer sur sa mentalité. Imaginez qu’il estime nécessaire de donner plus d’éclat à son pouvoir pour satisfaire son orgueil.

– Précisez votre pensée.

– Supposez qu’il soit pris d’une crise de militarisme. Supposez qu’il soit en train de former une armée. Supposez qu’il les entraîne à des manœuvres militaires. Supposez…

– Supposons que vous alliez vous mettre la tête sous le robinet. Vous devez avoir des cauchemars en technicolor. Vous postulez une aberration majeure du cerveau positronique. Si votre analyse était correcte, Dave devrait enfreindre la Première Loi de la Robotique ; un robot ne peut nuire à un être humain ni laisser cet être humain exposé au danger. Le type d’attitude militariste et dominatrice que vous lui imputez doit avoir comme corollaire logique la suprématie sur les humains.

– Soit. Comment pouvez-vous savoir que ce n’est pas de cela justement qu’il s’agit ?

– Parce qu’un robot doté d’un tel cerveau, primo, n’aurait jamais quitté l’usine, et, secundo, aurait été repéré immédiatement, dans le cas contraire. J’ai testé Dave, vous savez.

Powell repoussa sa chaise en arrière et posa ses pieds sur la table.

– Non, nous ne pouvons pas encore préparer notre civet, car nous n’avons pas la moindre idée de ce qui ne va pas. Par exemple, si nous pouvions découvrir le pourquoi de la danse macabre dont nous avons été les spectateurs, nous serions sur le chemin de la solution du problème.

Il prit un temps.

– Dave déraille lorsqu’aucun de nous n’est présent, et dans ce cas, notre arrivée suffit à le ramener dans le droit chemin. Ce fait ne vous suggère-t-il aucune réflexion ?

– Je vous ai déjà dit que je le trouvais sinistre.

– Ne m’interrompez pas. De quelle manière un robot est-il différent en l’absence d’humains ? La réponse est évidente. La situation exige de lui une plus grande initiative personnelle. Dans ce cas, cherchez les organes qui sont affectés par ces nouvelles exigences.

– Sapristi ! (Donovan se redressa tout droit, puis se laissa retomber de nouveau.) Non, non, ce n’est pas suffisant. C’est trop vaste. Cela ne réduit guère les possibilités.

– On ne peut l’éviter. Quoi qu’il en soit, nous ne risquons pas de ne pas atteindre les quotas. Nous prendrons la garde à tour de rôle pour surveiller ces robots sur le téléviseur. Sitôt qu’un incident se produira, nous nous rendrons sur les lieux immédiatement, et tout rentrera dans l’ordre aussitôt.

– Mais les robots ne seront pas conformes aux spécifications, néanmoins. L’U.S. Robots ne peut jeter sur le marché des modèles DV affectés d’un tel vice de fonctionnement.

– Evidemment. Nous devons localiser l’erreur et la corriger… et pour cela il nous reste dix jours, en tout et pour tout. (Powell se gratta la tête.) Le malheur, c’est que… au fond vous feriez aussi bien de jeter un coup d’œil sur les bleus vous-même.

Les bleus couvraient le parquet comme un tapis, et Donovan rampait à leur surface en suivant le crayon erratique de Powell.

– C’est ici que vous intervenez, Mike, dit Powell. Vous êtes le spécialiste du corps, et je voudrais bien que vous vérifiiez mon travail. Je me suis efforcé d’isoler tous les circuits qui ne sont pas directement intéressés à la création de l’initiative personnelle. Ici, par exemple, se trouve l’artère thoracique responsable des opérations mécaniques. Je coupe toutes les voies latérales que je considère comme des dérivations d’urgence… (Il leva les yeux :) Qu’en pensez-vous ?

Donovan avait un goût abominable dans la bouche.

– L’opération n’est pas si simple, Greg. L’initiative personnelle n’est pas un circuit électrique que l’on peut isoler du reste et étudier. Lorsqu’un robot est livré à ses propres ressources, l’intensité de l’activité corporelle augmente simultanément sur presque tous les fronts. Il n’est pas un seul circuit qui ne soit affecté. Il faut donc déterminer le phénomène particulier – très spécifique – qui provoque ses errements et seulement ensuite procéder à l’élimination des circuits.

Powell se leva et secoua la poussière de ses vêtements.

– Hum. Très bien ! Emportez les bleus et brûlez-les.

– Voyez-vous, dit Donovan, lorsque l’activité s’intensifie, tout peut se produire, sitôt qu’existe une seule pièce défectueuse. L’isolation ne tient pas, un condensateur claque, un arc s’établit dans une connexion, un enroulement chauffe. Et si vous cherchez à l’aveuglette dans tout le robot, vous ne trouverez jamais l’endroit défectueux. Si vous démontez entièrement Dave, en testant un à un tous les organes de son corps, et le remontant à chaque fois pour procéder aux essais…

– C’est bon, c’est bon. Moi aussi je suis capable de voir à travers un hublot.

Ils échangèrent un regard sans espoir et alors Powell proposa prudemment :

– Supposez que nous interrogions l’un des subsidiaires ?

 

Jamais Powell ni Donovan n’avaient eu l’occasion de parler à un « doigt ». Il pouvait parler ; il ne constituait pas l’analogie parfaite d’un doigt humain. En fait, il possédait un cerveau notablement développé, mais ce cerveau était accordé, avant tout, pour recevoir les ordres par le truchement d’un champ positronique, et ses réactions à des stimuli indépendants étaient plutôt hésitantes.

Powell n’était d’ailleurs pas très certain de son nom. Son numéro de série était DV-5-2, mais ce détail ne leur apprenait pas grand-chose.

Il choisit un compromis :

– Ecoute, mon vieux, dit-il, tu vas réfléchir très fort et ensuite tu pourras rejoindre ton patron.

Le « doigt » inclina la tête avec raideur, mais ne mit pas ses facultés cérébrales limitées à l’épreuve pour formuler une réponse.

– Récemment, à quatre reprises, dit Powell, ton patron a dévié du programme cérébral. Te souviens-tu de ces occasions ?

– Oui, monsieur.

– Il se souvient, grogna Donovan avec colère. Je vous dis qu’il se passe quelque chose de très sinistre…

– Allez-vous faire cuire un œuf ! Naturellement, le « doigt » se souvient. Il est parfaitement normal. (Powell se retourna vers le robot.) Que faisiez-vous en ces occasions ?… Je veux parler du groupe entier.

Le « doigt » avait, chose bizarre, l’air de réciter par cœur, comme s’il répondait aux questions par suite de la pression mécanique de sa boîte crânienne, mais sans le moindre enthousiasme.

– La première fois, nous attaquions une taille très dure dans le Tunnel 17, niveau B. La seconde fois, nous étions occupés à étayer le plafond de la galerie contre un éboulement possible. La troisième fois, nous préparions des charges précises afin de pousser le creusement de la galerie sans tomber dans une fissure souterraine. La quatrième fois, nous venions d’essuyer un éboulement mineur.

– Que s’est-il passé en ces occasions ?

– C’est difficile à expliquer. Un ordre était lancé, mais, avant que nous ayons eu le temps de le recevoir et de l’interpréter, nous parvenait un nouvel ordre de marcher en formation bizarre.

– Pourquoi ? demanda Powell.

– Je ne sais pas.

– Quel était le premier ordre, intervint Donovan, celui qui avait été annulé par le commandement de marcher en formation ?

– Je ne sais pas. J’ai bien senti que cet ordre était lancé, mais le temps a manqué pour le recevoir.

– Peux-tu nous donner des précisions sur lui ? Etait-il le même à chaque fois ?

Le « doigt » secoua la tête d’un air malheureux.

– Je ne sais pas.

Powell se renversa sur son siège.

– C’est bien. Va retrouver ton patron.

Le « doigt » quitta la pièce avec un visible soulagement.

– Cette fois, nous avons accompli un grand pas, s’écria Donovan. Quel dialogue étincelant d’un bout à l’autre ! Ecoutez-moi, Greg, Dave et son imbécile de « doigt » nous mènent en bateau. Il y a trop de choses qu’ils ignorent et dont ils ne se souviennent pas. Il faut que nous cessions de leur faire confiance.

Powell brossa sa moustache à rebrousse-poil.

– Grands dieux, Mike, encore une remarque aussi stupide et je vous confisque votre hochet et votre tétine.

– Très bien, vous êtes le génie de l’équipe. Je ne suis qu’un pauvre cafouilleux. Où en sommes-nous ?

– Exactement au point de départ. J’ai essayé de prendre le problème à l’envers en passant par le « doigt », mais cela n’a rien donné. Il nous faudra donc reprendre notre route dans le bon sens.

– Le grand homme ! Comme tout devient simple avec lui ! Maintenant traduisez-nous cela en anglais, Maître.

– Pour se mettre à votre portée, il conviendrait plutôt de le traduire en langage enfantin. Je veux dire qu’il nous faut découvrir quel est l’ordre que lance Dave immédiatement avant que tout sombre dans le noir. Ce serait la clé de l’énigme.

– Et comment comptez-vous y parvenir ? Nous ne pouvons demeurer à proximité, car rien ne se produira tant que nous serons présents. Nous ne pouvons capter les ordres par radio, parce qu’ils sont transmis par champ positronique. Du coup, les méthodes de près et à distance se trouvent éliminées, ce qui nous laisse un joli zéro bien net.

– Nous pouvons avoir recours à l’observation directe. La déduction existe toujours.

– Comment ?

– Nous allons prendre la garde à tour de rôle, Mike, répondit Powell en souriant d’un air résolu. Et nous ne quitterons pas l’écran des yeux. Nous allons épier les moindres actions de ces furoncles d’acier. Lorsqu’ils commenceront leur comédie, nous saurons ce qui s’est passé dans l’instant précédant, et nous en déduirons la nature de l’ordre.

Donovan ouvrit la bouche et la laissa dans cet état durant une minute entière. Puis il dit d’une voix étranglée :

– Je donne ma démission. J’abandonne.

– Vous avez dix jours pour trouver une meilleure solution, dit Powell avec lassitude.

 

Il faut dire que huit jours durant, Donovan déploya de grands efforts pour y parvenir. Pendant huit jours, par périodes de quatre heures alternées, il observait, les yeux douloureux et enflammés, les formes métalliques lumineuses se déplacer devant le décor sombre. Et durant huit jours, dans ses intervalles de repos, il maudissait l’United States Robots, les modèles DV et le jour qui l’avait vu naître.

Et puis le huitième jour, au moment où Powell pénétrait dans la pièce avec la migraine et des yeux somnolents, pour prendre son tour de garde, il vit Donovan se lever et, prenant soin de viser soigneusement, jeter un lourd volume au centre exact de l’écran. Il se produisit aussitôt un superbe fracas de verre brisé.

– Pourquoi avez-vous fait cela ? demanda Powell d’une voix consternée.

– Parce que, répondit Donovan, j’en ai terminé avec cette comédie. Il ne nous reste plus que deux jours et nous n’avons pas découvert le moindre indice. DV-5 est une faillite totale. Il s’est arrêté cinq fois depuis que je le surveille, et trois fois pendant votre garde, et je n’arrive pas à comprendre quels ordres il lance, ni vous non plus. Et je ne pense pas que vous y arriviez jamais, parce que moi j’y renonce.

– Par tous les diables de l’enfer, comment peut-on observer six robots à la fois ? L’un agite les mains, l’autre les pieds, un troisième singe les moulins à vent cependant qu’un quatrième saute sur place comme un dément. Quant aux deux autres, le diable seul sait ce qu’ils font. Et d’un seul coup tout s’arrête. Misère de misère !

– Greg, nous nous y prenons mal. Il faut que nous nous rapprochions. Nous devons les observer d’un point à partir duquel il nous est possible de distinguer les détails.

– Ouais, et attendre patiemment l’incident alors qu’il ne reste plus que deux jours.

– L’observation est-elle meilleure ici ?

– Elle est plus confortable.

– Il y a quelque chose que vous pouvez faire sur place et qui vous est impossible ici.

– Quoi par exemple ?

– Mettre fin à l’exhibition au moment choisi par vous alors que vous êtes tout préparé et aux aguets pour découvrir ce qui cloche.

– Comment cela ? demanda Powell, immédiatement intéressé.

– Eh bien, réfléchissez, puisque vous êtes le cerveau de l’équipe. Posez-vous quelques questions. A quel moment DV-5 perd-il la boule ? Le « doigt » l’a bien dit ! Lorsqu’un éboulement menace, ou s’est effectivement produit, lorsque des explosifs délicatement mesurés sont introduits dans la roche, lorsqu’une taille difficile est atteinte.

– En d’autres termes, en cas de danger.

Powell était tout excité.

– Parfaitement exact ! A quel moment pensiez-vous que ces extravagances pouvaient se produire ? C’est le facteur d’initiative personnelle qui nous cause tous ces ennuis. Et c’est au cours des périodes de danger, en l’absence d’un être humain, que l’initiative personnelle est la plus sollicitée. Quelle est la déduction logique que l’on peut tirer de ces observations ? Comment pouvons-nous susciter ce dérèglement au moment et au lieu choisis par nous ?

Il s’interrompit, triomphant… Il commençait à trouver des satisfactions dans son rôle… Il répondit donc à sa propre question pour prévenir la réponse que Powell avait évidemment sur la langue.

– En suscitant nous-mêmes un incident dramatique.

– Mike, dit Powell, Mike, vous avez raison.

– Merci, mon pote. Je savais bien que cela m’arriverait un jour.

– Très bien, mais épargnez-moi vos sarcasmes. Nous les réserverons pour la Terre et nous les mettrons en conserve en vue des longues soirées d’hiver. Dans l’intervalle, quel incident dramatique pouvons-nous susciter ?

– Nous pourrions inonder la mine s’il ne s’agissait pas d’un astéroïde sans atmosphère.

– Encore un mot d’esprit, sans doute, dit Powell. Vraiment, Mike, vous allez me faire mourir de rire. Que diriez-vous d’un petit éboulement ?

Donovan fit la moue.

– Moi, je veux bien.

– Bon. Attelons-nous à la tâche.

Powell se sentait une âme de conspirateur en se frayant un chemin à travers le paysage accidenté. Sa démarche, en pesanteur réduite, possédait une curieuse élasticité sur le sol dentelé, faisant rebondir des pierres de droite et de gauche et jaillir de silencieux nuages de poussière grise sous ses semelles. Sur le plan mental, du moins, c’était la reptation prudente du comploteur.

– Savez-vous où ils se trouvent ? demanda-t-il.

– Je le pense, Greg.

– Très bien, dit Powell, mais si l’un des « doigts » se trouve à moins de six mètres de nous, nous serons détectés par ses senseurs, que nous soyons ou non dans son champ visuel. Vous savez cela, je l’espère.

– Lorsque je désirerai suivre un cours élémentaire de robotique, je vous adresserai une demande en bonne et due forme, et en trois exemplaires. C’est par ici.

Ils se trouvaient à présent dans les galeries ; même la lumière des étoiles avait disparu. Les deux hommes rasaient les parois, projetant par intermittence le faisceau de leurs torches devant eux. Powell posa le doigt sur le cran de sûreté de son détonateur.

– Connaissez-vous cette galerie, Mike ?

– Pas tellement. Elle vient d’être percée. Il me semble la reconnaître d’après ce que j’ai vu sur l’écran, mais…

D’interminables minutes s’écoulèrent.

– Sentez-vous ? dit Mike.

Une légère vibration animait la muraille sur laquelle Powell appuyait ses doigts gainés de métal. On n’entendait aucun bruit, naturellement.

– Ils préparent des charges. Nous sommes très près.

– Ouvrez l’œil, dit Powell.

Donovan inclina la tête d’un mouvement impatient.

Un éclair de bronze traversa leur champ de vision. Il était déjà passé avant qu’ils aient eu le temps de se ressaisir. Ils se cramponnèrent l’un à l’autre en silence.

– Pensez-vous que leurs senseurs nous aient repérés ? murmura Powell.

– J’espère que non. Mais il vaudrait mieux les prendre de flanc. Prenons la première galerie latérale sur la droite.

– Et si nous les ratons ?

– Décidez-vous ! Que voulez-vous faire ? Revenir sur vos pas ? gronda rageusement Donovan. Ils se trouvent à moins de quatre cents mètres. Je les observais sur l’écran, non ? Et il ne nous reste plus que deux jours…

– Oh ! taisez-vous. Vous gaspillez votre oxygène. Est-ce bien une galerie latérale ?

Il alluma sa torche.

– C’est bien cela. Allons-y !

La vibration était considérablement intense et le sol tremblait nettement sous leurs pieds.

– Cette circonstance nous favorise, dit Donovan, si toutefois nous ne recevons pas les gravats sur la tête.

Il braqua sa torche devant lui anxieusement.

Il leur suffisait de lever le bras à demi pour toucher le plafond de la galerie et les étais qui venaient d’être posés.

Donovan hésita.

– C’est une impasse, faisons demi-tour.

– Non. Continuons.

Powell se faufila péniblement devant lui.

– Est-ce une lumière que nous apercevons devant nous ?

– Une lumière ? Quelle lumière ? Je ne vois rien. Pourquoi y aurait-il de la lumière dans une galerie sans issue ?

– Une lumière de robot.

Il gravissait une pente douce sur les mains et les genoux. Sa voix sonnait, rauque et anxieuse, dans les oreilles de Donovan.

– Hé, Mike, venez par ici.

Il y avait bien de la lumière. Donovan rampa par-dessus les jambes étendues de Powell.

– Une ouverture ?

– Oui. Ils doivent travailler de l’autre côté de cette galerie à présent… du moins je le pense.

Donovan explora à tâtons les bords dentelés de l’ouverture donnant dans une galerie qui apparaissait à la lueur de sa torche comme un tunnel principal. Le trou était trop petit pour livrer passage à un homme et leur permettait tout juste d’y jeter un coup d’œil simultanément.

– Il n’y a rien là-dedans dit Donovan.

– Pas pour l’instant. Mais la galerie était occupée il y a une seconde, sans quoi nous n’aurions pas aperçu de lumière. Attention !

Les parois oscillèrent autour d’eux et ils ressentirent l’impact. Une fine poussière s’abattit sur eux. Powell dressa une tête prudente et glissa un nouveau coup d’œil.

– Ils sont bien là, Mike.

Les robots luminescents s’étaient rassemblés à quinze mètres, dans le tunnel principal. Des bras de métal besognaient puissamment sur la masse de gravats abattus par la récente explosion.

– Ne perdons pas de temps, dit Donovan d’un ton pressant. Ils auront bientôt percé et la prochaine décharge pourrait fort bien s’abattre sur nous.

– Pour l’amour du ciel, ne me bousculez pas.

Powell dégagea le détonateur, ses yeux fouillèrent anxieusement l’arrière-plan obscur où la seule lumière était celle provenant des robots et où il était impossible de distinguer une roche saillante d’une ombre.

– J’aperçois un endroit au plafond, voyez, presque au-dessus de leurs têtes. La dernière explosion ne l’a pas tout à fait détaché. Si vous pouviez opérer une pesée sur sa base, la moitié du plafond s’écroulerait.

Powell suivit la direction indiquée par le doigt.

– Vu ! Maintenant ne quittez pas les robots de l’œil et priez le ciel qu’ils ne s’écartent pas trop loin de cette partie du tunnel. Je compte sur eux pour m’éclairer. Sont-ils bien là tous les sept ?

Donovan compta.

– Tous les sept.

– Eh bien, observez-les. Observez tous leurs mouvements !

Il avait levé son détonateur et demeurait en position tandis que Donovan regardait, jurait et battait des paupières pour chasser la sueur de ses yeux.

Un éclair !

Il y eut une secousse, une série de vibrations intenses, puis un choc brutal qui jeta Powell lourdement contre Donovan.

– Je n’ai rien vu, Greg, brailla Donovan, vous m’avez renversé.

Powell jeta autour de lui un regard affolé.

– Où sont-ils ?

Donovan garda le silence. On ne voyait plus de robots. Il faisait noir comme dans les profondeurs du Styx.

– Pensez-vous que nous les ayons ensevelis ? demanda Donovan d’une voix tremblante.

– Allons voir sur place. Ne me demandez pas ce que je pense.

Powell rampa à reculons de toute sa vitesse.

– Mike !

Donovan, qui se lançait sur ses traces, s’immobilisa.

– Qu’y a-t-il ?

– Ne bougez pas !

La respiration de Powell était oppressée et irrégulière dans les oreilles de Donovan.

– Mike ! M’entendez-vous, Mike ?

– Je suis là. Que se passe-t-il ?

– Nous sommes bloqués. Ce n’est pas l’éboulement du plafond, à quinze mètres, qui nous a renversés. C’est le nôtre qui s’est écroulé.

– Comment ?

Donovan fit un mouvement et vint se heurter à une dure barrière.

– Allumez la torche !

Powell obéit. Pas la moindre issue par où un lapin aurait pu se glisser.

– Eh bien, que dites-vous de cela ? murmura doucement Donovan.

Ils perdirent quelques instants et un peu d’énergie musculaire dans un effort pour déplacer la barrière de déblais. Powell y apporta une variation en s’efforçant d’agrandir les bords du trou d’origine. Il leva son pistolet mais, à si courte distance, une décharge serait un véritable suicide et il ne l’ignorait pas. Il s’assit.

– Nous avons réussi un beau gâchis, Mike. dit-il, et pour ce qui est de connaître la raison qui fait dérailler Dave, nous n’avons pas avancé d’un pas. L’idée était bonne, mais elle nous a sauté à la figure !

Le regard de Donovan était chargé d’une amertume dont l’intensité perdait totalement son effet, dans l’obscurité.

– Je ne voudrais pas vous faire de peine, mon vieux, mais mis à part ce que nous savons ou ne savons pas de Dave, nous sommes gentiment coincés. Si nous n’arrivons pas à sortir d’ici, mon pote, nous allons mourir. M-O-U-R-I-R, mourir. Combien d’oxygène nous reste-t-il ? Guère plus de six heures.

– J’y ai pensé.

Les doigts de Powell montèrent vers sa moustache depuis longtemps soumise à une incessante torture et vinrent se heurter à la visière transparente.

– Bien entendu, nous pourrions aisément amener Dave à nous dégager dans cet intervalle, malheureusement notre géniale expérience de mise en condition artificielle a dû lui faire perdre ses esprits et son circuit radio est neutralisé.

– N’est-ce pas réjouissant ?

Donovan se dirigea vers l’ouverture et parvint à y glisser sa tête entourée de métal. Elle s’y ajustait avec une extrême précision.

– Hé, Greg !

– Quoi ?

– Supposez que nous attirions Dave à moins de six mètres. Il retrouverait son état normal et nous serions sauvés.

– Sans doute, mais où est-il ?

– Au fond du couloir… tout à fait au fond. Pour l’amour du ciel, cessez de tirer, sinon vous allez m’arracher la tête. Je vais vous laisser la place.

Powell glissa à son tour sa tête dans l’ouverture.

– Pas à dire, nous avons réussi. Regardez-moi ces ânes. Ils doivent danser un ballet.

– Ne vous occupez pas de leurs performances artistiques. Se rapprochent-ils tant soit peu ?

– Impossible de le dire encore. Ils sont trop loin. Passez-moi ma torche, voulez-vous. Je vais essayer d’attirer leur attention.

Il y renonça au bout de deux minutes.

– Rien à faire ! Ils doivent être aveugles. Oh ! ils se dirigent vers nous.

– Hé, laissez-moi voir, dit Donovan.

Il y eut une lutte silencieuse.

– C’est bon ! dit Powell et Donovan put passer sa tête dans l’ouverture.

Ils approchaient en effet. Dave ouvrait la marche en tête et les six « doigts » exécutaient un pas de music-hall sur ses talons.

– Qu’est-ce qu’ils peuvent bien fabriquer ? s’émerveilla Donovan. Ma Parole, ils dansent la Ronde des Petits Lutins.

– Oh ! laissez-moi tranquille avec vos descriptions, grommela Powell. Ils se rapprochent toujours ?

– Ils sont à moins de quinze mètres et continuent d’avancer vers nous. Nous serons sortis d’ici dans un quart d’heure. Euh… Euh… Hé !

– Que se passe-t-il ?

Il fallut plusieurs secondes à Powell pour sortir de l’ahurissement où l’avaient plongé les variations vocales de Donovan.

– Allons, laissez-moi glisser un œil par ce trou, ne soyez pas égoïste.

Il voulut s’imposer de force, mais Donovan résista en décochant force coups de pied.

– Ils ont fait demi-tour, Greg. Ils s’en vont. Dave ! Hé, Da-a-a-a-ve !

– Inutile de crier, imbécile ! hurla Powell. Le son ne portera pas jusqu’à eux.

– Dans ce cas, haleta Donovan, donnons des coups de pied dans les murs, n’importe quoi pour amorcer une vibration. Il faut que nous attirions leur attention d’une façon ou d’une autre, Greg, sinon nous sommes perdus.

Il tapait comme un forcené. Powell le secoua.

– Attendez, Mike, attendez. Ecoutez-moi, j’ai une idée. Par Jupiter, le moment est bien choisi pour trouver les solutions simples. Mike !

– Que voulez-vous ?

Donovan retira sa tête de l’ouverture.

– Laissez-moi votre place, vite, avant qu’ils ne soient hors de portée.

– Hors de portée ? Qu’allez-vous faire ? Hé, qu’allez-vous faire de ce détonateur ?

Il saisit le bras de Powell. L’autre secoua violemment l’étreinte.

– Je vais faire un peu de tir.

– Pourquoi ?

– Je vous expliquerai plus tard. Voyons d’abord si ça fonctionne. Dans le cas contraire… Tirez-vous de là et laissez-moi faire !

Les robots étaient de petites lueurs sautillantes qui diminuaient encore dans le lointain. Powell visa soigneusement et pressa la détente trois fois de suite. Il abaissa son pistolet et regarda anxieusement. L’un des subsidiaires était tombé ! Il ne restait plus que six taches dansantes.

Powell parla d’une voix incertaine dans l’émetteur :

– Dave !

Un temps, puis la réponse parvint aux deux hommes.

– Patron ? Où êtes-vous ? Mon troisième subsidiaire a la poitrine défoncée. Il est hors de service.

– Ne t’occupe pas de ton subsidiaire, dit Powell. Nous sommes bloqués dans l’éboulement à l’endroit où vous faisiez sauter des charges d’explosifs. Aperçois-tu notre torche ?

– Bien sûr. Nous arrivons immédiatement.

Powell se laissa aller, le dos contre la paroi.

– Et voilà !

Donovan dit tout doucement avec des larmes dans la voix :

– C’est bien, Greg, vous avez gagné. Je lèche la poussière devant vos pieds. Maintenant ne me racontez pas d’histoires. Dites-moi simplement ce qui s’est passé.

– Facile. Comme d’habitude, nous n’avons pas vu ce qui nous crevait les yeux. Nous savions que le circuit d’initiative personnelle était en cause, et que les aberrations de conduite se produisaient toujours en cas de danger, seulement nous en cherchions la cause dans un ordre spécifique. Mais pourquoi un ordre ?

– Pourquoi pas ?

– Pourquoi pas un certain type d’ordre ? Quel type d’ordre exige le maximum d’initiative ? Quel type d’ordre doit être lancé quasi exclusivement en cas de danger ?

– Ne me le demandez pas Greg. Dites-le-moi !

– C’est ce que je fais ! C’est l’ordre à six canaux. En temps ordinaire, un « doigt » ou davantage exécute des besognes de routine n’exigeant aucune surveillance particulière – de cette façon instinctive dont nos corps exécutent les mouvements de la marche. Mais en cas de danger, les six subsidiaires doivent être mobilisés immédiatement et simultanément. Dave doit commander six robots à la fois et quelque chose craque. Le reste s’explique facilement. La moindre baisse dans l’initiative requise, telle qu’en provoque l’arrivée des hommes, et il retrouve l’usage de ses facultés. C’est pourquoi j’ai détruit l’un des robots. Après quoi, il ne transmettait plus que des ordres à cinq canaux. L’initiative ayant décru… il est de nouveau normal.

– Comment avez-vous découvert tout cela ? demanda Donovan.

– Par simple déduction logique. J’ai tenté l’expérience et elle s’est révélée concluante.

La voix du robot retentit de nouveau dans leurs oreilles.

– Je suis là. Pouvez-vous encore tenir une demi-heure ?

– Facilement, dit Powell (Puis s’adressant à Donovan, il poursuivit :) Et maintenant notre tâche ne devrait pas être très compliquée. Nous allons vérifier les circuits et noter les organes qui sont anormalement sollicités lors d’un ordre à six canaux alors que la tension demeure acceptable pour un ordre à cinq canaux. Cela circonscrit-il notablement nos recherches ?

– Dans une grande mesure, en effet, réfléchit Donovan. Si Dave est conforme au modèle préliminaire que nous avons vu à l’usine, il existe un circuit de coordination qui devrait constituer le seul secteur intéressé. (Il s’épanouit soudain de façon surprenante.) Dites donc, ce ne serait pas mal du tout. D’une simplicité enfantine, dirais-je même !

– Très bien. Réfléchissez-y et nous vérifierons les bleus sitôt que nous serons rentrés. Et maintenant, en attendant que Dave nous dégage, je vais me reposer.

– Un instant. Dites-moi seulement une chose. A quoi rimaient ces pas de danse, ces défilés militaires auxquels se livraient les robots à chaque fois qu’ils étaient désaxés ?

– Ma foi je n’en sais rien. Mais j’ai cependant une idée sur la question. Souvenez-vous que ces subsidiaires constituaient les « doigts » de Dave. Nous le répétions à chaque instant. Eh bien, j’ai dans l’idée que dans tous ces interludes, où Dave devenait un cas relevant du psychiatre, il sombrait dans une stupeur imbécile durant laquelle il passait son temps à pianoter.

 

Nous les robots
titlepage.xhtml
Asimov,Isaac - Nous les robots(1982)_split_000.htm
Asimov,Isaac - Nous les robots(1982)_split_001.htm
Asimov,Isaac - Nous les robots(1982)_split_002.htm
Asimov,Isaac - Nous les robots(1982)_split_003.htm
Asimov,Isaac - Nous les robots(1982)_split_004.htm
Asimov,Isaac - Nous les robots(1982)_split_005.htm
Asimov,Isaac - Nous les robots(1982)_split_006.htm
Asimov,Isaac - Nous les robots(1982)_split_007.htm
Asimov,Isaac - Nous les robots(1982)_split_008.htm
Asimov,Isaac - Nous les robots(1982)_split_009.htm
Asimov,Isaac - Nous les robots(1982)_split_010.htm
Asimov,Isaac - Nous les robots(1982)_split_011.htm
Asimov,Isaac - Nous les robots(1982)_split_012.htm
Asimov,Isaac - Nous les robots(1982)_split_013.htm
Asimov,Isaac - Nous les robots(1982)_split_014.htm
Asimov,Isaac - Nous les robots(1982)_split_015.htm
Asimov,Isaac - Nous les robots(1982)_split_016.htm
Asimov,Isaac - Nous les robots(1982)_split_017.htm
Asimov,Isaac - Nous les robots(1982)_split_018.htm
Asimov,Isaac - Nous les robots(1982)_split_019.htm
Asimov,Isaac - Nous les robots(1982)_split_020.htm
Asimov,Isaac - Nous les robots(1982)_split_021.htm
Asimov,Isaac - Nous les robots(1982)_split_022.htm
Asimov,Isaac - Nous les robots(1982)_split_023.htm
Asimov,Isaac - Nous les robots(1982)_split_024.htm
Asimov,Isaac - Nous les robots(1982)_split_025.htm
Asimov,Isaac - Nous les robots(1982)_split_026.htm
Asimov,Isaac - Nous les robots(1982)_split_027.htm
Asimov,Isaac - Nous les robots(1982)_split_028.htm
Asimov,Isaac - Nous les robots(1982)_split_029.htm
Asimov,Isaac - Nous les robots(1982)_split_030.htm
Asimov,Isaac - Nous les robots(1982)_split_031.htm
Asimov,Isaac - Nous les robots(1982)_split_032.htm
Asimov,Isaac - Nous les robots(1982)_split_033.htm
Asimov,Isaac - Nous les robots(1982)_split_034.htm
Asimov,Isaac - Nous les robots(1982)_split_035.htm
Asimov,Isaac - Nous les robots(1982)_split_036.htm
Asimov,Isaac - Nous les robots(1982)_split_037.htm
Asimov,Isaac - Nous les robots(1982)_split_038.htm
Asimov,Isaac - Nous les robots(1982)_split_039.htm
Asimov,Isaac - Nous les robots(1982)_split_040.htm
Asimov,Isaac - Nous les robots(1982)_split_041.htm
Asimov,Isaac - Nous les robots(1982)_split_042.htm
Asimov,Isaac - Nous les robots(1982)_split_043.htm